Une très longue Éclipse.
Une expérience de pensée sur l'économie, le jeu et leurs limites
Pour la Station 17, le Laboratoire a choisi de mettre en perspective la notion d'interdépendance qui fonde principalement son cycle cosmomorphe. Il s'agit ici d'envisager la décorrélation du sujet avec le monde qui lui est donné. Comment dé-déterminer les lois qui nous contraignent - la mort, la nature, le capitalisme - et relancer les dés pour un possible futur ?
Une très longue Éclipse - une expérience de pensée sur l’économie, le jeu et leurs limites est la continuation de l’exposition INFANTIA (1894-7231) de Fabien Giraud et Raphaël Siboni. Conçue par les artistes avec l'économiste et poète Anne-Sarah Huet et la philosophe Anna Longo, cette station propose de faire le jeu de l’inconditionné. La réflexion s'articule à celle du prochain film de Fabien Giraud et Raphaël Siboni où une éclipse de soleil est interprétée comme un signal de l'épuisement de la source d'énergie astrale, poussant le roi Lydien Alyatte à s'enfoncer dans la terre avec sa cour à la recherche d'une alternative. Ne pouvant plus compter sur le don solaire dont parlait George Bataille, les Lydiens - inventeurs de la monnaie - sont obligés d'imaginer une nouvelle économie, dont les modalités sont explorées dans le jeu qui structure le film. Prolongeant la saison The Everted Capital dont l’exposition présente les deux premiers épisodes, les échanges qui auront lieu lors de ces journées d'études serviront de contenu à certains dialogues de ce troisième et dernier film. Ainsi, la station se nourrira du film autant que le film se nourrira de la station, pour dessiner une fiction alternative à celle du capital. Construite en deux temps, une première journée de la station servira à présenter le projet, le cadre théorique et à lancer des hypothèses qui seront ensuite mises à l'épreuve de manière expérimentale lors de la seconde journée, au cours d’une expérience de pensée basée sur la théorie des jeux.
"Inspiré de faits réels ayant eu lieu sur les plaines de l’Anatolie actuelle, le récit commence le 28 mai 585 avant J.-C. alors qu’au cours de la bataille dite « de l’éclipse » s’achève une guerre sanglante de cinq ans entre les royaumes de Lydie et de Mèdes. Ce 28 mai, « le jour devint soudain la nuit », et dans l’ombre de l'éclipse les deux rois Alyatte et Cyaxare conclurent à un présage indiquant que les dieux exigeaient la fin du combat. La paix fut donc signée. On dit que c’est lors de cette bataille et dans les transactions qui y mirent fin que s’inventa la monnaie d’État - condition minimale au développement ultérieur du capital.
Tels sont les faits historiques à partir desquels s'échafaude la fiction du prochain film de Fabien Giraud et Raphaël Siboni et dont le cadre narratif servira de support pour ces journées d’études.
The Everted Capital (585 BC- 2021), troisième et dernier épisode d’une série de performances filmées, présente un monde où l'éclipse du 28 mai n’est pas une ombre temporaire projetée sur la terre par le passage de la lune devant notre étoile, mais l’extinction du soleil lui-même et la chute progressive sur tout le royaume d’une nuit infinie et glacée. Pour parer à une mort certaine, Alyatte, roi des Lydiens, décide de s’ensevelir dans les profondeurs de la terre et - creusant de plus en plus loin dans le sol - de partir à la recherche du soleil intérieur. Il emporte avec lui sa cour, des soldats, des prostituées, des esclaves mais aussi des animaux, de l’argent et des dieux. Le film raconte l’histoire de cette société improbable au cours d’une année - temps qu’il faut à la terre pour tourner autour de son astre absent. Sans soleil, mais aussi sans matière première autre qu’eux-mêmes, sans ressources et dans un confinement absolu, dans ce “sans monde” au cœur de la terre vit une société abstraitisée, en quelque sorte “purifiée” de tout environnement autre que social. Tout ici prend la forme d’un jeu. Un jeu aux contours nets, dont les règles ne seraient pas obscurcies par l’opacité d’une nature et de ses dons - un jeu sans dehors - ou chaque geste, chaque parole, participent d’une même dynamique : l’exploration continue d’un territoire de normes et de ses limites.
Ce jeu a une seule visée, un seul but : faire en sorte que, malgré l’absolue finitude de la situation, le jeu, lui, dure pour toujours, que jamais rien ne vienne l’interrompre, qu’aucune contingence morale ou physique n’entrave son déploiement infini. Dans ce jeu tout est permis, manger les dieux mais aussi se reproduire avec eux et faire en sorte qu’il y ait toujours des dieux pour se nourrir et des hommes et des femmes aux corps solides et fertiles pour se reproduire encore. Le meurtre d’un protagoniste non plus n’est pas une limite, car seule la permanence du jeu collectif tient lieu de valeur commune. Ici, on jouit et on meurt au-delà de sa vie propre, car rien n’est à soi et seul compte le désir partagé par tous, que la société qui les lie vive pour toujours. Bientôt, toutes les catégories qui, avant, structuraient leur monde, viennent à se diluer. Sans nature pour imposer ses ressources, sans dieux pour en assurer les valeurs, sans état pour en dispenser les lois ni armée pour les appliquer : en résulte une société qui n’est sous condition de rien sinon d’elle-même. Le jeu auquel chacun des personnages participe et que ces journées d’étude tenteront de définir, c’est le jeu de l’Inconditionné : la tentative collective d’une autonomie absolue et la construction d’un sujet commun qui s’efforce - à tout prix (et même si ce prix est celui des vies individuelles qui le composent) - de s'affirmer comme ce qui est, en lui-même, radicalement sans condition. Dans une telle société qu’en est-il du fait économique ? Et à quoi sert désormais l’argent accumulé lors des batailles et emporté avec eux au cours de leur débâcle souterraine ? Est-ce que l’économie est de fait abolie, annulée ou rendue inopérante par la pure immanence de cette vie collective sans dehors ? Ou bien au contraire acquiert-elle une nouvelle fonction sociale à rebours de toute intuition commune sur la valeur et l’échange monétaire ?
Au cadre fictionnel proposé par les artistes, s’ajoute le protocole du tournage lui-même, bien réel celui-ci. Pendant un an des performers vivent en autonomie complète, enfermés dans un studio et répondant aux règles strictes de la fiction à laquelle ils participent. Le jeu fictionnel, ce jeu de l'Inconditionné, se double alors d’une autre dimension : une dimension que l’on pourrait qualifier d’éthique et où le jeu n’est plus la simple exploration des normes internes à son fonctionnement mais la confrontation avec sa limite ultime. Car, si tout à coup un événement a lieu, par exemple un accident qui met en danger la vie d’un des participants, la question émerge : à quel prix le jeu doit-il continuer et faut-il interrompre le tournage ? Ou plutôt, pour le dire autrement en reprenant les termes de la fiction : quelle est la condition de l’Inconditionné ? Dans ces circonstances où on ne joue plus, le but n’est plus de prolonger le jeu à l’infini mais au contraire de savoir com- ment celui-ci pourrait enfin s’arrêter. C’est ce jeu double, qui articule fini et infini, norme et limite, qui fait l’objet de cette journée d’étude."
Fabien Giraud
Œuvres à l'étude
Vues de l'exposition INFANTIA (1894-7231) de Fabien Giraud & Raphaël Siboni, à l'Institut d'art contemporain, Villeurbanne / Rhône-Alpes © Thomas Lannes
Intervenant·e·s
Fabien Giraud (introduction)
et Raphaël Siboni
Artistes
Erik Bordeleau
D’un savoir à l’épreuve de la finance : notes vaguement ethnographiques autour d’une aventure cryptoéconomique
Philosophe et théoricien de l’art
Arnaud Esquerre
Le jeu et le hors jeu
Sociologue
Anne-Sarah Huet
Fat fingers and trembling hands
Artiste, économiste et théoricienne des jeux
Anna Longo
La marche au hasard des croyances : évolution et incertitude
Philosophe
Inigo Wilkins
The Monetary Operating System and the Politics of the Price Process
Théoricien de Cultural Studies
Anna Longo, modératrice
Œuvres à l'étude
Fabien Giraud & Raphaël Siboni, Infantia 1894-7231
Exposition à l'Institut d'art contemporain du 21 février au 27 septembre 2020
Journée d'étude
Sur une proposition de Fabien Giraud et Raphaël Siboni
Conception d’Anne-Sarah Huet et Anna Longo
Vendredi 25 septembre 2020
De 14h à 18h30
En raison du contexte sanitaire, la Station 17 du Laboratoire a eu lieu exceptionnellement à distance. Pour la journée d'étude du vendredi 25 septembre 2020, nous nous sommes réunis de 14h à 19h en ligne.
Déroulé de la Station 17
→ télécharger la trame de la Station 17
Flyer de la Station 17
→ télécharger le flyer de la Station 17
Synthèse de la Station 17
→ téléchargez la synthèse de la Station 17, rédigée par Anna Longo
Bibliographie
→ télécharger la bibliographie de la Station 17
Enregistrements audio de la journée d'étude du 25 septembre 2020, en ligne :
Accueil à la journée d'étude par Nathalie Ergino, introduction par Fabien Giraud et Anna Longo
Intervention d'Anne-Sarah Huet
Fat fingers and trembling hands
Échanges avec Anna Longo, Fabien Giraud et Anne-Sarah Huet
[Partie 1]
[Partie 2]
[Partie 3]
Intervention d'Inigo Wilkins
The Monetary Operating System and the Politics of the Price Process
[Partie 1]
[Partie 2]
[Partie 3]
Échanges avec Inigo Wilkins
Intervention d'Erik Bordeleau
D’un savoir à l’épreuve de la finance : notes vaguement ethnographiques autour d’une aventure cryptoéconomique
Échanges avec Erik Bordeleau
Enregistrements vidéo de la journée d'étude du 25 septembre 2020, en ligne :
→ Accueil à la journée d'étude par Nathalie Ergino, introduction par Fabien Giraud et Anna Longo
→ Intervention d'Anna-Sarah Huet, suivie des questions/échanges
→ Intervention d'Inigo Wilkins, suivie des question/échanges
→ Intervention d'Erik Bordeleau, suivie des question/échanges
Participant·e·s
Nathalie Ergino
Directrice de l’Institut d’art contemporain,
Villeurbanne/Rhône-Alpes
Alys Demeure
Artiste
Jérôme Grivel
Artiste
Vahan Soghomonian
Artiste